J’essaie de me souvenir comment c’était avant, mais je n’y arrive pas. Je me souviens pourtant bien du premier que j’ai eu dans ma poche, un épais parallélépipède gris et son antenne extensible, un couvercle qui protégeait des touches et un écran minuscule… Il y avait eu, ensuite, la course à la miniaturisation avant celle à l’extension apparue au moment où les touches disparaissaient et les écrans s’élargissaient.
Mais je ne me souviens pas spontanément comment nous faisions avant pour supporter la vacuité de nos instants d’inaction. J’ai bien ces flash, ces réminiscences où je nous vois écoutant nos Walkmann©, où je devine ces rames de métro dans lesquelles les livres, ou les journaux, étaient dans nos mains. Rien de bien nouveau donc : le téléphone a remplacé le livre, me dira-t-on !
Détrompez-vous : aujourd’hui, ils sont partout, ils submergent nos villes et envahissent nos vies, ils grignotent nos impatiences et dévorent nos temps libres. Si seulement ils n’étaient que les béquilles de nos solitudes et de nos heures d’ennui, je comprendrais. Quand nous tentons de les oublier, armer de ce livre pourtant si passionnant, ils nous rappellent notre servitude numérique. Ce sont nos « précieux » dont nous ne pouvons, comme Frodon de son anneau, nous éloigner trop longtemps ou trop loin sans sentir un profond désarroi.
Je vous ai dit pourquoi j’étais souvent agacé de cette propension de mes congénères à le sortir pour tout regarder au travers, pour ne plus rien voir directement. Et que vous dire quand je les vois, pourtant ensemble, être tant séparées par ce bourreau moderne. Cela pourrait être le thème d’une série inépuisable de photos, que du reste vous pourriez prendre de très près et sans risque d’être houspillé tant ils sont aspirés par cet écran. Ils me font penser à Mowgli, captivé par le regard hypnotique de Kaa qui ne cesse de lui répéter « aie confiance »…
Combien de fois ai-je vu cette scène se reproduire, parfois même dans sa forme paroxystique du couple face à face au restaurant et qui préfère céder aux sirènes de la chose plutôt que de se regarder, ne serait-ce en silence.
Les plus optimistes me répondront que l’objet parfois se partage et je ne le nie pas ; vous conviendrez toutefois que c’est une situation qui se rencontre bien plus rarement. La chose est un outil de mise à distance bien plus que de rapprochement. Son nom même, téléphone, évoquait l’éloignement et il ne cherchait ainsi pas à nous duper. Il est aujourd’hui plus sournois – quoique – s’affublant du qualificatif de smart, ou d’intelligent pour nos amis québécois. Et si je tempère d’un quoique, c’est parce que le qualifier d’intelligent est peut-être une façon de nous renvoyer à notre propre bêtise.
Celle-là même qui fait que la fonction première de la chose, celle de téléphone, est dorénavant bien délaissée : quelle incongruité pour moi de voir les jeunes (et moins jeunes, ne cédons pas à l’âgisme !) préférer s’envoyer des vocaux plutôt que de s’appeler et interagir simultanément…
Et ainsi, presque 60 ans après, Nino Ferrer n’aura jamais autant été d’actualité :
Gaston y a l’téléfon qui son
Et y a jamais person qui y répond
Nino Ferrer
Le téléfon, 1967