Le monde comme il n’est pas

La photographie est une poésie de lumière. Elle charme le réel, le recueille tel qu’il se présente. Puis, par l’œil du photographe et le miracle de l’appareil, elle le transforme en ce qu’il fut, et, pour l’avenir, en ce qu’il sera : une vérité figée, offerte au temps qui passe.

La promenade photographique devient alors un sortilège. Un enchantement furtif, au moment précis où le monde consent à se livrer au curieux, au candide, ou simplement à celui qui refuse de se contenter de ce qu’il voit.

L’œil capture, l’imagination transfigure. Ou peut-être l’inverse : l’imagination transfigure, donc l’œil choisit. Au fond, quelle importance ? Ce qui compte, c’est la rencontre entre le regard et le réel, ce trouble où tout commence à devenir image.

Ce dimanche-là, tandis que je flânais sur les quais de Seine, s’ouvrait devant moi le théâtre ordinaire de Paris : silhouettes pressées, attitudes volées, éclats de lumière, murmures éclaboussés de cris, rires furtifs, sourires abandonnés à l’instant.

Quelques photographies déjà faites, d’autres à venir — vous en retrouverez la trace ici — et soudain, la scène inattendue : un groupe, casque de réalité virtuelle vissé au front. Je fus saisi. Par leur solitude d’abord, par l’étrange sensation de leur déshumanisation ensuite. Par l’humour involontaire de ce tableau, sans doute. Et enfin par l’effervescence que cette vision déclencha dans mon esprit.

Qu’on ne s’y trompe pas : je ne condamne pas l’expérience immersive à laquelle ils participaient. Je l’imagine même captivante, peut-être réjouissante.

Non, ce que ce moment m’a révélé, c’est que sans cette (dé)marche photographique, ce fragment du monde m’aurait échappé. J’aurais poursuivi mon chemin, comme tant de flâneurs autour de moi, ignorant cette petite fissure dans le réel.

Mais puisque je photographiais, j’ai vu le monde tel qu’il n’était pas. J’ai vu, comme eux, une autre réalité. Ma propre réalité virtuelle.

[…] Je vois ce monde tel qu’il fut dans ses vitrines
Figé prudent et puis il roule dans la rue
Il éclabousse les pavés
Il glisse à la passion des terres cultivées
Comme un sein débridé par des mains appliquées
Je suis fait pour boire son lait j’en ai le droit

Je vois ce monde qui n’est pas mais qui sera
Ce monde qui a tout pour lui
Il a la mère il a la graine
Il sait construire des palais
Il sait ce qui est inutile
Ses chaînes tiennent à un fil […]

Paul Eluard

Poésie ininterrompue, 1946

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