Un temps mort. L’heure était grave, elles enchaînaient les quart-temps perdus, « fanny » comme nous disions plus jeunes. Le coach voulait reprendre les choses en main. Il appela ses filles, dont la mienne. Ils allèrent dans un coin, je les suivais l’appareil en main.
Cela allait chauffer ! L’atmosphère, incandescente, était près d’exploser, une tension sourde jaillissait des gestes et postures maladroitement nonchalants. Et, tandis que je m’approchais, que je montais l’appareil à l’oeil, je n’entendis plus qu’une voix, une seule. La voix ne s’adressait qu’à moi, j’en étais persuadé. Elle me parlait droit dans les yeux et je n’eus ni la force, ni le courage de me détourner, de m’échapper de son emprise. J’avais le souffle court et l’air me manquait. Je crus un instant défaillir.
Ce gymnase qui résonnait de cris d’encouragements, de la stridence du buzzer et des sifflets des arbitres n’était plus qu’une voix pointue dans un silence de glace. Une voix qui bourdonnait et me criait son nom :
Rouge ! Rouge ! Rouge ! Rouge ! Regarde-moi ! Regarde, te dis-je !
Rouge m’écorchait les oreilles de sa loghorrée infernale. Elle me vrillait les tympans et consumait mes nerfs. Et il y avait une telle violence dans son ton, que tout courage m’abandonnait. Rouge n’est-elle pas la couleur de la colère ? Rouge n’est-elle pas la couleur du sang qui s’enfuit ? N’est-elle pas la couleur du pire des pirates sanguinaires ?
Je tremblais, elle le savait. Elle savait aussi qu’on ne peut pas prendre une photo en tremblant et, certaine de sa puissance, elle se déchainait, hurlant comme une harpie :
Je suis le Rouge des maillots et tu es à moi
Je suis le Rouge de la trappe de désenfumage et tu ne résisteras pas
Je suis le Rouge du déclencheur manuel d’incendie et tu ne fuieras pas
Je suis le Rouge de la gourde bientôt vide et, quand elle sera finie, tu m’appartiendras
Alors dans un ultime instant de lucidité, dans cet implacable instinct auquel on doit sa survie, j’arrêtais de respirer, me concentrais sur mon oeil pour faire cesser les tremblements de mes mains et je déclenchais. Immédiatement, dans le bruit d’une feuille qu’on déchire, elle se tut.
Alors à mon tour, faible mais victorieux, je hurlais ma gloire :
J’ai vaincu : j’ai capturé Rouge ! Rouge est à moi !