Voyons-nous encore, écoutons-nous toujours ? Je ne le crois pas.
Et, je suis de plus en plus souvent consterné qu’aujourd’hui plus personne ne voit, n’y n’écoute spontanément.
Il faut toujours que d’abord l’homme moderne enregistre de son smartphone et puis qu’ensuite il… jette aux oubliettes du numérique ce qu’il s’est empressé de sauvegarder, car bien souvent jamais il ne reviendra vers ce qu’il a capturé. L’homme moderne, donc – mais en cela l’égalité de genre ne fait point défaut, et la femme moderne n’est guère épargnée – est un chasseur numérique.
Allez au concert. Il est là, le téléphone pointé en l’air et que regarde-t-il ? Son téléphone. Allez à une exposition. Il est là, devant l’oeuvre, téléphone droit devant et que regarde-t-il ? Son téléphone. Allez à la catastrophe. Il est toujours là, téléphone greffé et que fait-il ? Il filme son voisin qui se noie plutôt que de tenter de le secourir.
Contrairement à nos ancêtres, l’homo telefonicus ne chasse pas pour sa subsistance, serait-elle sensible. Non, il dévaste, ruine et dépeuple la magie du monde.
Un vrai carnage pour la biodiversité ! A commencer par l’humanité, tant l’homme augmenté de son téléphone est surtout atrophié de ses sens.
Voir tous ces gens, téléphone à la main dans une exposition, encore plus qu’au concert – quoique !-, cela m’agace prodigieusement et je crois même que cela gâche, en plus de ma propre vue, mon plaisir.
Vous diriez que pour quelqu’un qui se prend pour un photographe, ce coup de gueule est surprenant. Je vous répondrais : bien au contraire ! Chez un photographe, c’est l’oeil qui commande et non pas la puce de silicium. Photographe, lorsque vous portez l’oeil à l’appareil c’est parce que quelque chose a captivé votre regard : un cadre dans lequel vous attendez que quelque chose se produise, une sensation que vous voulez rendre, une émotion que vous avez perçue…
Vous diriez alors que cela est bien étrange, peut-être même autoritaire. Car après tout, qu’est-ce que cela peut me faire si les gens ne savent plus savourer le monde sans téléphone interposé ?
Vous me qualifieriez alors de Tartuffe et je vous concéderais tout juste un Orgon pour pouvoir m’écrier :
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propre yeux vu,
Ce qu’on appelle vu : faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?
Molière
Tartuffe, Acte V, scène III