Aujourd’hui, je me suis levé tôt. Ou peut-être hier, je ne sais plus.
Et alors, j’ai déambulé dans la ville. J’ai laissé mes pas me guider et arpenter le bitume fatigué d’un dimanche matin. Les rencontres que je ferai seront étranges et je m’y suis préparé. Je ne parle pas des travailleurs qui, déjà harassés par le labeur, rejoignent leur poste de travail, ni des insomniaques aux petits pas rapides qui courent après le sommeil comme un vieillard court devant la mort, pas plus que des amoureux au visage froissé à la recherche de croissants frais à ramener en offrande.
Je parle des noceurs.
Ceux-là auront le visage marqué par l’alcool, le tabac, et le rêve dissous d’une rencontre d’un soir ou d’une vie qui n’a pas eu lieu. Ils auront la démarche fantomatique d’âmes égarées en quête du repos, l’allure de marins inexpérimentés perdus sous les 40ème rugissants et qui doivent courber l’échine et redoubler d’efforts pour arriver à bon port.
Assez vite, je rencontre mes premiers naufragés.
Je voudrais leur dire qu’il ne sert à rien de tirer des bords sur ces trottoirs étroits, leur dire que la terre ferme n’est plus loin mais ils ont dans le regard cette fièvre du chercheur d’or, celle qui rend inaccessible à tout raisonnement. Alors je me tais.
Il y a par exemple ces trois étudiants qui se disputent la dernière cigarette d’une nuit trop longue, s’entendent finalement pour la partager, et attendent alors bruyamment chacun leur tour en ingurgitant un reste de bière résolument trop chaude pour les désaltérer.
Il y a également ces deux jeunes femmes, toutes en concentration pour garder un cap qui doit les conduire au premier distributeur bancaire. Pour elles, j’en conclus que la nuit n’est pas finie si à cette heure-ci elles éprouvent encore le besoin de se munir de liquide.
Je sais que ces deux groupes – les trois étudiants et les deux jeunes femmes – vont se rencontrer. Je sais aussi que de cette rencontre naîtra probablement des étincelles, scintillements éphémères dans l’aube. Et alors que mes pas m’éloignent déjà, j’entends, sans surprise, le cri rauque du désespoir d’un des jeunes impétrants éconduit par la donzelle…
Il y a, plus loin, cet homme qui avance seul, le visage ravagé par la douleur et dont je découvrirai, arrivé à sa hauteur, qu’il est en larmes ; des pleurs silencieux faits de cette violence qu’on étouffe avant qu’elle ne vous brise définitivement.
Je parle aussi des invisibles.
Ceux-là ne s’offrent que rarement à notre vue. C’est comme si, le jour ils disparaissaient sous l’éclat de la lumière, pour n’apparaître que sous le voile de l’aurore ou du crépuscule. Ils sont les lutins de nos vies urbaines et modernes, des farfadets que l’on pense avoir rêvés, lorsque aussitôt après les avoir rencontrés, leur souvenir s’estompe déjà.
Il y a par exemple, cet homme aux cheveux blancs qui, sans s’arrêter, se signe lorsqu’il arrive à hauteur d’une femme voilée. La situation m’apparaît surréaliste avant que ma rationalité ne me ramène vers la seule motivation d’un tel geste : la folie ou en tout cas ses prémices. Quant à la dame voilée, certainement trop souvent vilipendée, elle n’a même pas voulu s’offusquer de ce qui se voulait pourtant un ostensible signe de rejet.
Il y a également cette vieille femme qui tient fermement refermé sur son cou le col de son blouson d’été. Avant qu’elle n’approche, elle avait déjà attiré mon regard. Ce n’était pas sa tenue qui n’avait rien d’excentrique ; peut-être était-ce cette main arrimée au col, peut-être était-ce une démarche plus normale que celles qu’il m’avait été donné de croiser jusqu’à maintenant. Nous n’étions plus qu’à quelques mètres l’un de l’autre et alors je sus : ce qui avait saisi mon attention, c’était ce mouvement continu de la mâchoire, ce tressaillement du bas du visage de celui qui entretient continuellement, et à haute voix, son dialogue intérieur. Elle parlait à un autre, invisible à mes yeux, dans une langue qui m’était incompréhensible. J’en déduisis qu’elle devait certainement lui raconter comment ce vilain coquard – cet oeil poché au beurre noir – lui était advenu.
Il y a enfin ce jeune homme, casque sur les oreilles, qui jette des regards furtifs autour de lui. A chaque coup d’oeil, il se passe la main sur le visage, comme pour effacer sur le tableau noir de sa mémoire ces instantanés qui encombrent trop souvent son esprit fragile. Pour éviter que les images n’emportent son imagination vers des endroits qui lui feraient sans doute trop peur, il n’a d’autres choix que de la noyer sous un flow continu.
De ces rencontres, pourtant, je ne vous montrerai rien : ces walks of shame ne sont pas de ceux que l’on partage ; ils sont de ceux qu’il faut vivre. Pour les vivre, il faut se lever tôt pour déambuler dans la ville. Alors, comme Meursault, on peut affirmer :
Je n’ai jamais aimé être surpris. Quand il m’arrive quelque chose, je préfère être là.
Albert Camus
L’Etranger
Vous pouvez toutefois accéder à la série faite à l’occasion de cette déambulation matinale en suivant le lien Saturday night fever.